Une visite amicale (ou le destin en marche)

Je décidai en cette fin d'été d'aller rendre visite à un ermite de mes amis. Celui-ci avait décidé il y a quelques mois de se retirer du monde cruel qu'était devenu Alidhan et de vivre au milieu de la forêt. Il avait brisé ses armes, brûlé ses souvenirs et banni tous ses serments dans l'espoir, à mon avis vain, d'oublier les troubles qui agitaient nos terres...

Je l'avais accompagné un moment, tentant de le convaincre de renoncer à son projet, d'autant qu'il s'agissait d'un grand guerrier, qui, évidement, allait manquer à nos troupes. Je tempérai, hurlai, menaçai, câlinai... mais rien n'y fit ! Finalement, je m'étais effondrée par terre, en larmes, et je l'avais laissé à sa démesure.

Cela faisait maintenant quelques temps que je n'avais plus eu de ses nouvelles. Au départ, je m'étais renseigné sur son sort. Je savais donc qu'il s'était installé bien à l'Ouest de Cyrosh, aux abords de hautes montagnes ; il avait construit une sorte de cabane et vivait de pêche, de chasse et de tout ce que les gens voulaient bien lui apporter. Je me demandai comment il trouvait même à se vêtir.
Je me décidai enfin à lui rendre visite, laissant ma rancoeur de côté. J'avais donc pris quelques provisions, des vêtements chauds, une cape pour l'hiver à venir, un couteau et quelques menus objets dont je pensais qu'il pourrait leur trouver une utilité. J'étais partie lourdement chargée et je marchai, solitaire, en direction de sa tannière.

ça faisait bien trois heures que je marchai sans m'arrêter et je commençai à trouver le temps long. Le soleil était haut dans le ciel et la fraîcheur du matin avait entièrement disparu. J'avais une idée relativement précise de l'endroit où j'allais, ce qui ne m'empêchait pas de trouver le temps long. La solitude n'avait jamais été mon truc ; heureusement, si je n'avais croisé personne, je n'avais pas non plus croisé d'ennemis...

J'arrivai enfin à proximité du coude de la rivière qu'il avait choisi pour s'établir. Je sifflai doucement pour le prévenir de mon arrivée. Il s'agissait depuis longtemps d'un code entre nous et je ralentis dans l'attente de sa réponse. Intriguée, je n'entendis que le chant des oiseaux comme réponse. Je repris ma marche, un peu plus rapide cette fois. Mon visage devait trahir mon anxiété et mes pas se firent précipités. Je fis irruption dans la clairière, laissais tomber mon sac, saisit mon arc et approchai. Tout était d'un calme anormal. Rien ne bougeait et l'endroit semblait désert. Je m'approchai doucement de la cabane et en poussai la porte, inquiète. Et ce que je vis ne fut pas pour me rassurer...

Si l'extérieur était tranquille, l'intérieur de l'habitation avait été ravagée ! Tout était éparpillée par terre, renversé, pillé, abîmé, maltraité... Le peu de vaisselle était brisée ; le linge déchiré... Bref le chaos le plus total semblait régner en ces lieux. J'étais tétanisée à l'entrée quand une odeur abominable me fit sortir de ma torpeur. Je décidai d'approcher du fond de l'endroit, mais mes jambes tremblaient tellement qu'elles se dérobèrent sous moi. Je finis les quelques mètres qui me séparaient du fond en m'aidant de mes bras, à genoux sur le sol ravagé.

Quand enfin j'y parvins, ce que je vis m'arracha un cri de désespoir : le corps de mon ami gisait là, baignant dans son sang coagulé, éventré... Mort ! Il était mort ! Depuis plusieurs jours à en juger par ce que j'avais sous les yeux. J'étais horrifiée et je restai ainsi sans bouger pendant de longues minutes.

Je finis par me secouer ; il fallait que je trouve le responsable de ce massacre. Il ne devait pas rester impuni ! Prenant mon courage à deux mains, je m'approchai et observai le corps de mon ami pour essayer d'y trouver des indices, tout en essayant de retenir mes larmes...

Il était là, effondré à terre, seul, évidemment, baignant dans son sang coagulé. Observant les dégâts sur son corps, je réalisai très vite qu'il ne s'agissait pas d'un animal. Seul un homme (ou une femme) pouvait être responsable de cette ignominie. Les coupures étaient nettes, réalisées par une arme tranchante...

N'y tenant plus, je sortis de sa masure pour vomir. J'avais l'habitude des combats et de la guerre, mais cette fois, j'avais compris qu'il avait été assassiné lâchement dans son sommeil, sans même avoir la possibilité de se défendre ou de riposter. Mon ami avait eu bien des ennemis au cours de sa vie, et ceux-ci avaient du attendre leur heure patiemment.

Quand mes spasmes se calmèrent, mon esprit accepta enfin cette dure réalité et s'arrêta sur un détail que tout d'abord je n'avais pas remarqué. Mon ami était mort, certes, mais pas depuis si longtemps. Son corps n'avait pas commencé à se décomposer... J'allais sûrement trouver des indices...

Je passai plusieurs heures à creuser une tombe dans le sol malléable de la forêt ; j'y portai son corps mort, lourd, inerte et le laissait choir. Recouvrant sa tombe, je fis une courte prière aux dieux, auxquels je ne croyais plus depuis longtemps. Ma tâche terminée, j'observai autour de moi. Son campement était redevenu calme et on aurait presque pu croire qu'il ne s'était rien passé. Je décidai de fouiller les environs.

Je retournai tout le campement. J'observai les environs, mes compétences druidesques aux aguets. Les indices commençaient à apparaître. Plusieurs personnes avaient agi... Nombreuses, même...
Je commençai à prendre peur. Je devinai que mon ami avait été retrouvé par ses ennemis de toujours. Lui, le justicier intrépide, le chasseur des malandrins, s'était fait tué par ceux qui se nommaient les brigands de la Lune...

Pendant un moment, je sentis mes forces décliner. Comment pouvais-je lutter seule contre tous ces hommes mauvais ? Allait-il falloir que je les guette un par un, déchaînant ma colère sur eux, les égorgeant les uns après les autres ?
Je savais déjà que j'y mettrais le temps qu'il faudrait, mais qu'un jour, ils quitteraient les terres alidhaniennes... pour toujours !

Me redressant, le poing levé, je conjurai les dieux de me venir en aide... Mes larmes se remirent à couler, mais cette fois, il s'agissait de larmes de rage...

Brigands, tremblez devant ma fureur ! Je jure devant tous les dieux qu'un jour, aussi lointain qu'il fût, je verrai votre fin ! Dieux, venez en aide à votre servante pour que la justice soit rendue ! Mais pas la justice du Juste, celle de la Vengeance !

Aujourd'hui encore, ces paroles résonnent dans le fond de ma mémoire car elles changèrent le cours de ma vie à tout jamais... Ce serment fut entendu ! Justice allait être faite... mais à quel prix ? Au prix de ma vie, de mon âme, de ma liberté... Car comme chacun sait, les dieux n'exhaussent jamais nos souhaits sans un paiement en retour !

Une fumée blanche se souleva de terre, grandissant de secondes en secondes alors qu'une nuée rouge descendait du ciel, recouvrant tout au dessus de ma tête...

Je restai pétrifiée, me demandant ce qui allait se passer. Au bout d'un temps infini, les deux brumes de couleurs se rejoignèrent... dans une explosion qui me fit reculer malgré moi. Je commençai à trembler alors qu'un silhouette apparaissait, encore floue...

Une voix grave retentit dans le campement, me donnant la chair de poule...

- petite humaine ! Tu as appelé les dieux et les dieux t'ont entendue... Sois fière d'avoir été choisie ! Va sans crainte, certains d'entre nous seront à tes côtés pour détruire cette vermine qui pollue ces terres... Tu auras ta vengeance !

J'écoutais estomaquée... J'allais avoir de l'aide d'une partie des dieux eux-mêmes ! Ils semblaient avoir besoin d'éliminer mes adversaires et comptaient se servir de moi... Malgré ma détermination et mon cerveau en ébullition, je compris que j'allais devoir payer cette aide. Mais à ce moment-là, cela me semblait sans importance... La voix continuait à parler.

- Pars en direction du Nord et marche sans discontinuer... Le temps et la fatigue n'auront pas de prise sur toi jusqu'à ce que tu accomplisses ta mission... Quand tout sera fini, tu paieras le prix que tu nous dois !

Sans même attendre la fin de ses paroles, je me mis en marche, vers le nord comme il venait de me l'indiquer... Je sentis des présences tout autour de moi, des esprits me frôler, des ombres courir à mes côtés... J'avais peur... peur de ma vengeance, peur des conséquences... Mais je n'avais déjà plus le choix... La Brume avait envahit mon esprit et m'ordonnait d'avancer. Déjà, mes membres ne m'obéissait plus, je marchai sans le vouloir, je respirai sans m'en rendre compte. Je me réfugiai au fond de mon cerveau et contemplait la suite des événements sans pouvoir réellement agir.

Je crois que je marchai pendant des heures, inépuisable... Je finis par tout confondre, ma peur, ma faim, ma marche, ma haine, ma colère, ma douleur... Plus rien n'était réel.

Je sombrais dans une sorte de léthargie et je n'eus plus conscience de rien pendant un long moment... J'eus l'impression d'entendre des cris, de sentir l'odeur du sang, d'utiliser mes membres pour couper, tuer, égorger, lapider... Mais mon esprit s'était réfugié trop loin à l'intérieur de moi pour que j'ai conscience du monde extérieur.

Au bout d'un temps incertain, mais qui avait du être très long, j'émergeai enfin... Petit à petit, mes sens retrouvèrent leur usage. Je récupérai d'abord l'odorat : une senteur âcre envahit mon nez et je crus défaillir... Je tentai de forcer mes yeux à voir, mes oreilles à entendre, mes mains à sentir... Rien n'y faisait : le silence régnait.

Soudain, une clarté apparut, grandissante. J'ouvris enfin les yeux sur un spectacle de désolation... Je me trouvais dans un campement ravagé... Les brigands de la Lune n'était plus et mon ami était vengé ! Des corps partout, enchevêtrés, emmêlés... du sang inondait le sol... des membres s'étalaient devant moi, presque à perte de vue...

Je réalisai que je tenais toujours mes armes, les mains crispées si fort qu'elles me faisaient mal. Je mis un moment à comprendre que le silence qui régnait n'était pas du à une quelconque surdité mais qu'il était bien réel... Plus rien ne bougeait. Même la nature semblait effrayée par ce spectacle...

Je n'avais aucun souvenir du massacre, mais j'en étais bel et bien l'instigatrice... Les dieux m'avaient donné un coup de pouce et j'avais éradiqué mes ennemis de la surface de la terre. Je me souvins alors du prix que j'allais devoir payer.


Depuis ce moment, je dois quelques jours par an aux dieux. Quand la lune devient rousse, ne me cherchez pas. Oubliez-moi... Ne me connaissez pas... Je n'existe plus pour vous, ni pour personne... Eloignez-vous de mon chemin... pendant quelques jours, Tifni disparaît... et une succube* se met en chasse...




* succube : démon féminin sensée abuser des hommes pendant leur sommeil... (ne cherchez pas plus loin !!)